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Comment fut servi Sharaq
Il est inutile de préciser que le seigneur Panthère n’était pas l’ancienne relation d’affaires auprès de qui l’homme fortuné avait voulu envoyer son fils. Le flou dans les indications données, une similitude et des transformations dans le paysage l’avaient conduit dans la mauvaise direction.
Le messager à cheval, mieux informé et portant la lettre fatale, avait pris une autre route et ne tarda pas à dépasser le malheureux Djyresh, plus lent. En quatre jours, l’homme atteignit la demeure de Sharaq, un riche marchand.
Sharaq, assurément, avait jadis travaillé avec le père de Djyresh, mais il y avait un certain nombre d’années qu’ils n’échangeaient de correspondance. En recevant donc une missive transmise par un cavalier épuisé, Sharaq se tritura les méninges pour essayer de rafraîchir sa mémoire. Lorsqu’il lut la lettre ridicule, le marchand ne fut pas énormément satisfait, on s’en doute. A la différence des bêtes parlantes du palais de la Panthère (qui n’avaient appris les détails du châtiment que des lèvres mêmes de Djyresh), Sharaq se sentit insulté et ridiculisé.
— Quel est ce balourd qui, sur la base de nos anciennes relations d’affaires, veut me repasser son garnement ? Quel stratagème débile est-ce là... n’ai-je pas d’autres soucis pour occuper mes journées ? Pourtant, comme je ne connais pas la situation actuelle de ce vieux type, je ferais mieux d’accepter son plan et le jeune type en question. Qu’ils soient tous deux maudits !
En conséquence, il avertit sa domesticité qu’elle allait devoir s’occuper d’un étranger, un jeune homme de bonne famille qui arriverait à pied.
Le lendemain, le majordome de Sharaq fit venir son maître près d’une fenêtre de la maison. Tout en bas, sur le long sentier qui serpentait parmi les vignes, on distinguait un personnage solitaire qui avançait à grands pas, vêtu d’un habit masculin.
Le marchand porta à l’œil sa longue-vue en cristal.
— Que voilà un adolescent efféminé, s’écria-t-il, prêt à trouver tous les défauts et heureux d’en trouver. Vois la longueur de ses cheveux qui se gonflent sous sa coiffe. Et ils sont noirs, ce qui, selon mon ancienne nourrice, est signe d’un sang mauvais. A l’inverse, ses vêtements sont blancs et ne conviennent pas à un long voyage. Il est pieds nus... quelle affectation. Descends aussitôt, ajouta Sharaq à l’adresse de son majordome. Intercepte-le et amène-le-moi. Il a besoin d’une main de fer.
Le majordome descendit donc de la maison, traversa le vignoble et se posta sur la route.
— Arrête, déclara-t-il. Tu es attendu. Tu dois me suivre sur-le-champ jusqu’en présence de mon maître, le marchand Sharaq, et tu t’inclineras de gratitude devant l’attention qu’il daigne te porter.
Le soleil tombait sur le sentier et y tissait une sorte de brume, dans laquelle l’adolescent qui approchait semblait briller et rougeoyer, aller et venir, comme s’il n’était pas véritablement solide.
Il passa alors de la brume à l’ombre d’une vigne et marqua un temps d’arrêt en regardant le majordome.
Celui-ci éprouva un étrange malaise.
— Cette attitude ne te servira en rien. Tu es Djyresh, fils prodigue que ton père envoie en cette maison pour que soient corrigées tes orgueilleuses habitudes. Tu vois, je sais tout. Commence donc dès aujourd’hui à te montrer humble, sinon tu souffriras.
— Vraiment ? fit l’adolescent.
Et quelle voix avait-il ! Suave comme le duvet, fine comme la soie et plus dangereuse qu’une vipère sous une pierre.
— Viens, dit le majordome, suis-moi. Ou bien les chiens seront lancés sur toi.
L’adolescent eut un méchant petit rire qui fit se hérisser le moindre des poils sur la peau du majordome. Néanmoins, lorsqu’il se tourna vers la maison, le jeune homme vêtu de blanc le suivit, sinueux, souple et silencieux comme un chat. L’épine dorsale du majordome le chatouillait un peu comme celle d’un hérisson ; pour lui, c’était une énigme que ce Djyresh, dont la crinière avait une couleur noire si maléfique et les yeux étaient si bleus qu’on avait de la peine à les regarder.
Lorsqu’ils furent entrés dans la maison du marchand et montés dans la chambre où se tenait Sharaq, celui-ci était allongé sur des coussins, buvait du vin et serrait entre ses mains nerveuses la lettre qu’il fixait d’un air absorbé. Il fit attendre le visiteur un certain temps. Et le visiteur attendit comme un poteau... c’était le majordome qui s’agitait.
Finalement :
— Voici qui est du joli, dit Sharaq. Une progéniture qui irrite à ce point l’auteur de ses jours. Ton père déçu me dit que je dois t’utiliser comme si tu étais le plus inférieur de mes esclaves sans formation. Ton père déçu me dit que je dois te faire travailler dur et, au bout de neuf mois, te corriger sévèrement si, à mon tour, tu me déçois. Qu’as-tu à répondre ?
— Je dis, fit l’adolescent, que tu ne connais point mon père.
Le ton sur lequel il prononça ces paroles fit choir bruyamment la crosse du majordome. De plus, cela fit taire deux oiseaux qui chantaient dans leur cage, et ils se dissimulèrent derrière leur réservoir d’eau. Pas un son n’était audible dans la pièce. On eût pu entendre un cheveu d’ange filant sur le sol. Même Sharaq dut lever les yeux.
« Que cet adolescent est beau, songea-t-il, étonné. Il est en vérité magnifique. On pourrait le prendre pour une fille, si ce n’était ses vêtements, son port d’une noblesse irritante et l’expression arrogante de son regard. »
— Il est vrai qu’il y a de nombreuses années que je n’ai vu ton père, acquiesça bientôt Sharaq en détournant les yeux comme s’il était offensé. Mais voici sa lettre, et te voici. Tu es Djyresh le prodigue. Tu ne quitteras point cette maison sans une sérieuse leçon.
— Qu’il en soit ainsi.
A ces mots, les deux oiseaux chanteurs bondirent dans leur abreuvoir, la tasse de vin dans la main de Sharaq explosa et sa robe élégante fut tachée.
— Accompagne mon majordome ! cria Sharaq, décontenancé. File à tes dégradantes tâches domestiques ! Hors de ma vue !
C’est ainsi qu’il renvoya, par erreur, Ajriaz-Sovaz, fille du Prince des Démons.
Après la souffrance angoissante de sa séparation d’avec son amant, Sovaz écuma bien des pays, le cherchant dans la colère et le chagrin, mais surtout dans l’amertume. Pourtant, elle était aussi démone et son humeur, bien qu’elle pût ressembler à celle d’une femme, n’était jamais exactement pareille à elle. Plusieurs contes rapportent son errance.
Elle était arrivée par hasard sur la propriété de Sharaq, car le Destin était son proche parent. Ses pensées étaient bien ailleurs que parmi ces vignes poussiéreuses. Étant ce qu’elle était, interpellée et prise pour un autre, elle s’était donc par réaction recouverte d’une espèce de voile magique qui la faisait ressembler davantage à un jeune homme et à une créature mortelle. Cette lubie l’avait prise, car elle n’était pas davantage immunisée contre les impulsions que ne l’était son père véritable, Ajrarn, Prince du Mal. Ce qui, si vous voulez, résume toute la question. Elle était l’enfant du mal, une démone, et l’on venait de lui dire qu’elle devait servir de domestique chez un marchand. Et qu’elle serait battue si elle ne savait plaire.
Le majordome, qui redoutait le nouveau venu, l’abandonna rapidement dans les bas-fonds de la maison. Parmi les cuistots joyeux et meurtriers, les servantes jalouses et les méchants garnements de la grande cuisine et de son monde, il lança Djyresh. Les habitants de ce souterrain s’abattirent sur lui. Quelle proie ! Un beau garçon, une personne bien née qui avait chu. Il parut insensible au cercle de la racaille rusée qui vivait là sous la demeure du riche marchand. Ils constituaient les dents de ses rouages, rien ne pouvait bouger sans eux. Ils étaient les rats qui mangeaient ses restes, volaient la nourriture même qu’ils avaient participé à créer.
— Dehors, dehors, le jeune élégant ! s’écrièrent-ils, de la même manière que l’avait fait Sharaq au-dessus de leurs têtes, au paradis où étaient appréciés uniquement les mets qu’ils inventaient. (Oh, mais ils crachaient dans les quiches du marchand, ils murmuraient des malédictions avant l’aube en travaillant la pâte de son pain. Et sous le ciel de la nuit déchirée d’étoiles que Sharaq semblait également posséder, ils s’accouplaient dans son vignoble et fabriquaient ainsi de nouveaux serviteurs qui le détestaient aussi fidèlement qu’eux.)
Riant à la porte, ils montrèrent au joli jeune homme propret chassé du ciel en leur monde inférieur une cour jonchée du sang et des excréments d’un abattage récent.
— Nettoie ! lui conseillèrent-ils. Fais attention de ne pas salir tes belles bottes.
Mais le jeune homme s’avança dans la cour et un vaste silence se forma d’un coup, comme un bloc de verre liquide tombé du ciel. Tout se durcit dans le silence. Même le sang de la boucherie. La cour était pavée de dalles d’ambre rouge qui brillaient. Elles étaient décorées de rayures de laque dure et luisante. Et tout cela était propre, très propre. Alors que ce Djyresh, vêtu de son blanc immaculé, n’avait pas levé le petit doigt.
Un magicien ? Ils le crurent plus vite que leur maître. Ils s’écartèrent de l’étranger. Et si, dans leur mépris, ils avaient ri et s’étaient montrés joyeux, ils manifestaient maintenant froidement une terreur prudente.
— Et ensuite ? demanda Djyresh.
— Le majordome dit...
— Le majordome nous a dit que tu dois...
— Quoi ?
Du doigt, ils désignèrent les latrines. Quels joyaux allait-il créer en cet endroit ?
Mais Djyresh se contenta de se tourner et cligna une fois ses yeux de saphir en direction du lieu immonde. Une soudaine odeur de roses emplit l’air... et elle en provenait.
Ils se dispersèrent devant lui pour rejoindre les cuisines. Le sol avait été balayé, bien que personne n’eût pris de balai. De plus, le sol était fait de dalles colorées aux dessins merveilleux (devant lesquels les gamins restèrent bouche bée) et, lorsqu’une tache de saleté entrait ou tombait, elle disparaissait immédiatement. Sur les tables, prêtes pour le repas de midi de Sharaq, reposait un banquet qui n’était sorti ni des fours, ni des poêles, ni des grils.
— Apportez-lui tout cela, dit le magicien d’une voix glaciale. Dites-lui de le manger. N’y touchez pas. Vous aurez droit à un autre festin.
Quand les serviteurs éblouis, clignant des yeux, partirent avec les plateaux pleins, un parfum exquis passa sur chacun d’eux... c’était l’haleine du magicien qu’il avait soufflé dessus. Ils restèrent en transe, craignant de laisser tomber les plats. Car chacun d’eux était maintenant d’une propreté parfaite, délicieusement parfumé, couronné de fleurs, vêtu et recouvert de bijoux comme un prince.
— Sois béni, maître, gémirent-ils, les yeux fous, pris entre la joie et l’horreur et aussi une espèce de rage, parce que de tels présents leur étaient une chose anormale, une sorte de charge. (Mais...) « Sois béni, mille fois béni ! » gémirent les autres en s’approchant tout près dans l’espoir de recevoir aussi ce souffle comme s’ils étaient une sauce trop chaude et recevoir leur part de cette ridicule libéralité. Et ils l’obtinrent en un clin d’œil. C’était désormais une troupe de grands seigneurs occupés à pousser des cris perçants.
Sharaq arpentait la salle du haut, mal à l’aise sans en savoir la cause, lorsqu’ils entrèrent brutalement en foule. Ils étaient ivres de caprice et du souffle sympathique d’un démon. Ils se précipitèrent à leur travail, posant les plats devant leur maître avec des hululements et des sons inarticulés. Il les regarda, stupéfait, les reconnaissant à peine dans les vibrations de l’air et les parfums.
Finalement, il beugla :
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— On ne sait pas ! hurla un gamin resplendissant qui se tapissait et s’abaissait auparavant parmi les trancheurs de pain.
Et une souillon que l’on n’avait jamais remarquée à l’écart de ses poêles de caramel, désormais princesse sortie de la cour d’un empereur, se jeta brusquement devant Sharaq en faisant tourner un diamant entre ses doigts.
— Le petit propre à rien nous a donné tout ça, et à toi ça, là. Mange, notre maître.
Sur ce, tous se joignirent à elle en un chœur dément pour aboyer :
— Mange ! Mange !
Ils firent alors volte-face et repassèrent par la porte pour l’abandonner à l’idée que, n’eussent été les pétales à terre et la poussière d’or, lui aussi était devenu fou.
Sharaq s’assit et, réduit à quia, ne trouvant mieux à faire, tendit la main vers la cruche de vin...
Quelle horreur ! Il puait... il était rempli de dix ans de raisin et de lavasse pourris. Le pain se réduisait en mildiou, le fromage blanc était rance... toute la merveilleuse nourriture était en train d’exploser. Des souris, des graines, des carapaces jaillirent des quiches dont la croûte implosa : des chenilles gorgées de nourriture se glissèrent hors de la coupe de fruits tandis que le rôti s’enflammait.
En entendant le cri de leur maître, les serviteurs qui s’étaient attardés ou rassemblés dans le couloir, vinrent regarder. Ils se félicitèrent du spectacle qui se présenta à leurs yeux. Avec des petits rires nerveux, ils descendirent et croisèrent le majordome qui accourait.
Leur déjeuner avait été préparé dans la cuisine étincelante de mosaïques et de marbre. Ils se méfièrent mais, lorsqu’ils eurent goûté la nourriture, elle était bonne. (Au-dessus, les beuglements de leur maître et les commisérations du majordome tonnaient encore). Peut-être le repas des domestiques allait-il les empoisonner, vu son origine magique... trop tardif pour apaiser les dents et la langue, la gorge qui l’avalait et l’estomac qui criait famine. Jamais, de toute leur vie, ils n’avaient eu autant à manger. Cela valait la peine de mourir, alors que la faim et leurs vols ne le valaient point.
Tandis qu’ils mâchaient, engloutissaient, rotaient et soupiraient, les marmites abandonnées à elles-mêmes débordaient et se nettoyaient, les broches tournaient d’elles-mêmes sans que brûle la viande. Dans les placards et près de la cheminée où ils dormaient habituellement, étaient empilés des matelas et des oreillers en velours. Le feu se refusait à mourir, il n’avait pas besoin de combustible. Les lampes d’argent se nettoyaient d’elles-mêmes. De nuit, il faisait clair ; il faisait frais dans la chaleur et chaud dans le froid, dans cette cuisine. Des quartiers de viande apparaissaient par magie, des fruits et de l’huile, du vin et des gâteaux. Le ciel était maintenant dans cette cuisine. Pour combien de temps ? Qu’importait : que durait la vie ? Quant aux comptes : ceci contre cela.
Sharaq, lui, leur cher maître, était très occupé.
Durant toute la journée, la nuit, les jours et les nuits qui suivirent, ils lui rendirent visite quand il les appelait et l’espionnèrent le reste du temps. Ils virent des événements merveilleux survenir à Sharaq et au reste de la maison, tout comme ils en avaient connu.
Les tapisseries tombèrent en lambeaux, les fauteuils, les meubles et le grand lit s’écroulèrent. Des tableaux bondirent des grenouilles et des crapauds, des poux et des souris, des rats et des belettes qui filaient à toute allure et mordillaient tous les objets. Les vêtements se réduisirent en haillons sur le corps même de Sharaq. Des nuages de mites s’élevèrent de ces vêtements. Ses métaux précieux se liquéfièrent. Il délirait et hurlait toute la journée et toute la nuit et il se mit à coucher sur le sol nu. Parfois, par la suite, il descendait dans la cuisine pour les regarder. Il exigeait d’être nourri et ils se hâtaient alors de s’occuper de lui avec une attention exagérée. Mais les mets du ciel se transformaient en pourriture et boue sous les mains de Sharaq. Il se mettait alors à hurler et se cognait la tête contre les murs. Ses serviteurs le considéraient avec une pitié étonnée. Qu’ils adoraient le prendre en pitié !
Le majordome, qui était passé dans leurs rangs, n’avait pas obtenu de vêtements dorés ni une seule gemme, dont avaient été dotés tous les domestiques dès lors qu’ils avaient franchi le seuil de la cuisine. Mais la cuisine magique lui avait donné la permission de se nourrir et de boire, pourvu qu’il suppliât à genoux.
— Où est le magicien ? demanda-t-il faiblement à genoux tout en implorant un morceau de viande d’un cure-pot vêtu de pourpre.
Ils se montraient toujours polis envers le majordome et son seigneur désaxé, bien plus qu’ils ne l’avaient jamais été... car ils étaient désormais pleins de compassion.
— Nous supposons qu’il est parti, messire majordome.
— Parti ? Pour de bon ?
Ce devait être le cas, car jour après jour, nuit après nuit, Sharaq errait désormais dans la maison, armé d’une épée rouillée, maigre comme un passe-lacet, égaré par la faim et l’ingestion nécessaire de vermines, de pourritures, en quête d’une vaine vengeance, tandis qu’autour de lui les dernières tapisseries se défaisaient et l’or finissait de se transformer en fer-blanc. Les toits commencèrent de tomber sur Sharaq et son courroux et il se retrouva une nuit en train de glapir sous le morceau de firmament d’étoiles qu’il avait naguère cru posséder.
Où était le temps ? Que faisait-il ? Il s’était replié sur soi. Depuis combien de temps vivait-il ainsi, hantant une ruine en haillons, ses entrailles vides dans les talons, un bruit de festin omniprésent, bien en dessous de lui, hors d’atteinte même lorsqu’il le retrouvait ?
— Un mois, pas davantage, dit quelqu’un. Cela te semblerait-il plus long ?
Les yeux de Sharaq s’enflammèrent.
— Où es-tu gamin ? dit-il d’une voix enjôleuse. Approche, approche.
Obligeant, le magnifique adolescent apparut, sa chevelure noire au vent, ressemblant plus que jamais à une jeune fille. Sharaq, plus fou que jamais, leva son épée... elle se fracassa en vingt morceaux qui le coupèrent en tombant, lui faisant émettre des larmes de fureur et de désespoir.
— Tu vas me chasser de chez moi. Mais qui m’abritera ? Un homme riche soumis à un tel ensorcellement n’a aucun ami. Rien d’étonnant à ce que ce monstre qu’est ton père t’ait envoyé à moi.
— Je dois te servir huit mois encore, dit Djyresh, faiblement et magnifiquement visible dans le couloir dépourvu de lampes. Alors, si je n’ai pu te satisfaire, tu devras me corriger.
Et il eut de nouveau son terrible petit rire.
— Pitié ! s’exclama Sharaq. Quel est ton prix pour m’épargner ceci.
— La pitié ? Qu’est-ce donc ? Tu as toi-même décidé de ton destin. Une sérieuse leçon, as-tu dit.
— Oh, je l’ai apprise, gémit Sharaq en se jetant à plat ventre, face contre terre.
— Tes bouffonneries me fatiguent, elles m’ennuient, dit l’adolescent magicien. Nul doute que tes petites peines t’ont paru durer neuf années, bien plus que neuf mois. Très bien. Elles s’interrompent aujourd’hui. Lorsque le soleil se lèvera, il te lavera de tous tes malheurs.
— Permets-moi d’embrasser le bas de ta robe, doux et sage Djyresh.
Mais la belle apparition s’était volatilisée. Partie pour de bon cette fois-ci pour reprendre son propre voyage et vers ses propres peines.
Toute la nuit Sharaq le marchand demeura allongé face contre terre, priant les dieux que la promesse de délivrance fût tenue.
Le soleil se leva, Sharaq l’imita dans la ruine hideuse de la partie supérieure de sa demeure.
Ô miracle, ce n’était plus une ruine. C’était redevenu une belle demeure d’une très grande richesse. Le jour pénétrait librement et embrassait les tapisseries irisées, les tapis floraux ; le soleil se bronzait sur l’or.
Sharaq marmonna quelque chose et erra d’une pièce à l’autre. Il touchait les ornements comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre ; tel un paria, il considéra les lieux et, tel un mendiant, il resta en arrêt à l’entrée d’un salon en contemplant la nourriture qui s’y trouvait. Une faim de loup finit par le pousser en avant. Il plongea les dents dans le pain blanc, à l’instar d’un chien affamé... et c’était bien du pain, et le rôti était savoureux, et les friandises suaves... Tout était redevenu comme auparavant. Oui, jusqu’à sa propre personne ; allongé à demi pâmé de soulagement, Sharaq se rendit compte qu’il était aussi frais que s’il venait de sortir du bain, vêtu de ses plus beaux atours, et ses bagues qui lui avaient brûlé les doigts en fondant étaient redevenues solides.
Il leva alors l’une de ces mains étincelantes et molles, prit une clochette d’argent et la fit tinter. C’était le signal auquel un certain serviteur, qui attendait toujours dans l’antichambre, avait coutume de répondre à la hâte.
Seuls lui répondirent le silence et l’absence.
Sharaq leva ses paupières pesantes. La porte finit par s’ouvrir. L’ancien esclave se tenait sur le seuil. Il était vêtu d’écarlate. Il avait de l’or aux poignets et aux chevilles et du jasmin dans les cheveux. Il considéra longuement Sharaq, avec une telle hauteur que quelque chose se ratatina et mourut dans le cœur du marchand. Puis le domestique s’inclina, ainsi que seul l’eût fait un grand seigneur, en une terrible moquerie.
— Oui, ô maître.
— A genoux, vile créature. Tu seras battu.
Le serviteur éclata de rire. Il s’agenouilla.
— Dans la cuisine, nous disons... (Sur le ton que l’on adopte en disant : Dans mon pays, nous disons)... nous disons que les bâtons et les fouets de cette maison se transforment en bouquets de fleurs lorsque l’on nous bat. Sais-tu pour quelle raison ? Ô maître, le paradis se trouve dans la cuisine, un enchantement qui nous embrasse. Frappe-moi, maintenant.
Sharaq se rua sur lui et le cogna. Le serviteur rayonna et parla de jets d’eau et d’herbe d’été.
Sharaq tenta alors de tuer le domestique. Mais tout ce qu’il fit, strangulation, coups de poignards, laissa le gamin intact. Pis encore, cela le réjouit et le plongea dans l’extase. Finalement, Sharaq abandonna, haletant.
— Disparais hors de ma vue, dit-il.
Le serviteur lui obéit en le saluant encore plus bas. Bientôt, de sous la maison s’élevèrent des flots de musique et de chansons semblables à la marée montante.
— Maudit soit ce magicien, dit Sharaq. Je suis à tout jamais avili.
Et il ignorait totalement pour quelle raison il était avili ou comment se débarrasser de cet état. Mais lorsqu’il songeait à ses serviteurs dans leurs plaisirs et leurs richesses hors d’atteinte et à leur attitude princière en sa propre demeure, il ne pouvait penser qu’à une seule chose : son avilissement. « Le fils, je ne puis le toucher. Mais c’est le père qui est responsable. Ce sacripant qui a osé m’utiliser de la sorte en se débarrassant de son diable en me l’envoyant, en me poussant à l’irriter et à me ruiner, sachant parfaitement que je ne pouvais le corriger ni corriger quoi qu’il fît. »
Après cela, Sharaq se calma, s’assit sur son divan et ne bougea plus.
Il n’appela plus de serviteurs, ne demanda ni nourriture ni boisson ; rien. Il resta simplement assis, tandis que les ombres raccourcissaient, marquaient un temps d’arrêt et rallongeaient jusqu’à ce que la pièce perde toute lumière. Comme si son esprit projetait ses ténèbres sur les murs et le plancher.